De ce livre-là, je me suis approchée avec circonspection, avec des petits pas de côté, parce que c’est un de ceux de Vélibor Colic en colère, voire en rage. Le premier publié en français, me semble-t-il, écrit en serbo crate, à partir de notes prises par l’auteur alors qu’il était soldat, pendant la guerre dite en » ex Yougoslavie ». La préface est datée de juillet 1992, du camp de Slavonsky Brod. J’ai commencé par regarder les dates, les lieux, ce qui était écrit en petit, les abords quoi.
Après, j’ai vu qu’il s’agit de textes très courts, divisés en trois parties : les Hommes, divisés en musulmans, serbes, croates. Chaque texte a pour titre un prénom. Après, il y a la partie Villes, quatorze villes détruites ou martyres, et enfin la partie Camps, six, dont celui de Slavonski Brod, ce qui m’a ramenée au début. Pour chaque camp, il y a un commentaire. Slavonski Brod, par exemple, » le camp de la défaite et de la honte ». Et enfin, il y a un « Post scriptum ou post mortem ? ». Du coup, j’ai commencé par lire ce texte là. Je me suis dit que si il y avait une montée en puissance dans l’horreur, tant qu’à faire autant prendre la plus grande claque au début ( à la fin, donc) et que comme cela, je saurai où j’allais.
Le problème est que cela ne marche pas. La claque elle est au début, l’histoire d’Adan, elle suffit à vous mettre la saloperie sous les ongles direct.
Ce sont donc des petites histoires d’hommes, des humbles, des riens, un mendiant, un simple d’esprit, un marchand ambulant, un voisin, un artisan, un homme dans son jardin, de ce qu’ils faisaient quand les serbes sont arrivés et de ce qu’ils n’ont plus jamais fait après. Pour certains, c’est vivre, pour d’autres marcher. Les flashs se succèdent sans morale ni jugement, ce n’est vraiment pas la peine. Entre ces hommes devenus ombres tanguent la silhouette de celui qui a vu, et recherche les mots pour dire. Parfois, un clin d’oeil à la vie, un clin d’oeil à ces scènes qui font le soleil de Jésus et Tito. Par exemple celle d’ Asim : » Un des premiers jours de la guerre, Asim, dit « le plongeur », alcoolique notoire, parcourut à vélo la ville en flammes ; il alla même jusqu’aux positions serbes, d’où il revint sain et sauf. le lendemain matin, lorsqu’il eut cuvé son vin, on lui raconta ce qu’il avait fait. Asim, dit « le plongeur », eut si peur qu’il en perdit connaissance. »
De « Jésus et Tito », de « Sarajevo Omnibus » est ici la vraie face sombre, celle des voisins qui se sont tués entre eux, des mêmes qui ont supprimé leur ombre, des hommes devenus fous de la mort : » Lorsqu’on fouilla le prisonnier Dragon, un tehetnik ( un serbe) qui avant la guerre travaillait comme serveur au « Café de la ville », on découvrit, glissé dans sa ceinture, un crochet à trois branches – appareil qui sert à arracher les yeux ».
« La honte nous survivra » dit l’auteur. Après, il a des femmes aussi, dans les villes et dans les camps. A chaque note, petit récit, se dessinent un pion, coupable ou victime, puis un autre, comme un jeu de quille sans figures à rester debout. De ces troués d’actes guerriers (peut-on parler de guerre ? de celle-là, on ne sait pas grand chose, de celle des pouvoirs et des institutions internationales, je veux dire), vus à hauteur des yeux d’un homme, on sort rompu et l’esprit un peu vide, un peu sonné.
J’ai voulu en savoir un peu plus, j’ai cherché le nom des villes, les traces des lieux, je me suis perdue dans ces orthographes étranges pour moi, ces photos de monuments staliniens, ce stade ? un camp ? ces chiffres de recensements de population déplacées, de combien de musulmans vivaient dans un quartier, de combien de croates, de combien …. Tout parait si lisse vu de mon écran, presque rationnel et si loin. Je n’ai pas compris, sauf un peu la colère impuissante des mots que je venais de lire. C’est tout.