A priori, rien ne relie les deux récits qui constituent ce roman, sauf la forme épistolaire. Deux séries de lettres qui ne se croiseront jamais, deux séries de lettres dont nous n’avons pas les réponses, dont on devine que certaines restent, justement, sans réponse, sans que l’on sache vraiment pourquoi. Du coup, on dirait des lettres entourées de silences. Rien ne les relient non plus dans le temps, le lieu, le caractère des personnages, en pas mal de point opposés. Que font-elles donc ensemble, ces deux voix à l’une et à l’autre inconnues, et depuis longtemps tues ?
La plus ancienne est celle de Louis, simple troufion enfoncé dans les tranchées de 1915. Il écrit à sa mère, lui ment, lui dit que tout va bien, qu’il a bien reçu les colis, qu’il ne faut pas lui en envoyer autant. Il écrit à son frère la vérité, la peur, la folie, la peur de la folie, la peur qui fait trembler sa main. Son cadet doit savoir pour ne pas s’engager, que ce ne soit jamais à son tour. A son ancien instituteur, Louis écrit sa rage, réclame des livres, inutiles là où il se trouve, et donc nécessaires. A Marie, la femme qu’il aime, il accuse son silence, « l’odieux crime » de l’oublier et de rester dans la vie, alors qu’il se noie dans la mort qui l’entoure. Enfin, à Léonie, sa marraine de guerre déjà veuve d’un soldat déjà disparu, son faible espoir de revivre un jour. Il s’accroche aux mots.
S’entrecroise à ses lettres dévastées, la prose de la sautillante Lorette. Elle aussi écrit à tout va. Elle écrit légèrement comme respire une jeune fille de vingt ans, vivant à Paris, dans les années cinquante, bien loin de tout le fracas des guerres. De sa chambrette avec baignoire, elle découvre le jazz, et égaie ses fenêtres de pots de géraniums. Lorette, insouciante, écrit qu’elle aime les homme et son fiancé anglais, Jack, qu’elle aime les mots et les savons parfumés du Bon Marché. Elle écrit à son journal intime, à son amie intime et à son père lointain, qu’elle tente de tirer par la manche. En vain, semble-t-il, ce père l’oublie, ne vient pas, ne répond jamais. Entre les mots qui sautillent, toujours, Lorette glisse celui de la tuberculose, dont elle souffre, de la fièvre, puis du sanatorium, de la mort possible. Lorette commence à tricher, on le sent, et elle papillonne encore un peu pour échapper au verdict.
Entre les deux personnages, on cherche le lien : père ? grand-père ? Où est le secret de famille bien caché qui va tout expliquer à la fin ? Normalement, il y en a toujours un. En bonne lectrice avertie et formatée, je l’ai attendu, puis guetté, puis juste deviné, acceptant finalement que les deux voix se taisent, et que c’était peut-être tout.
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