La réserve, Russel Banks

N’ayant lu que quelques titres de cet auteur américain, je pensais que son univers était celui des habitants moyens d’une Amérique moyenne, voire celui des laissés pour compte de l’expansion économique, ceux qui se sont cassés le nez sur le fameux rêve, plantés comme des spectateurs impuissants hors des grands axes où rutilent les Cadillacs.Or, ce roman, s’il se déroule bien hors des grands axes, dans les grands bois et sur les grands lacs des Adirondacks, met sur la scène les jeux de l’amour et du hasard de trois personnages, plutôt dans la force de l’âge, beaux, fortunés, cultivés, intelligents, le genre dont on dit qu’ils ont tout pour être heureux.

Tout, sauf la sincérité. Sauf un, le quatrième, celui qui n’est pas du même monde, disons, que lui, jusqu’ici, il appartenait aux bois et à sa tristesse solitaire … Il sera pourtant, un des rouages de l’engrenage d’un sinistre jeu de dupes.

Au départ, nous sommes dans une luxueuse villa, taillée à la mode de la Réserve, du bois brut, du matériau qui fait vrai de là-bas. Elle accueille ses propriétaires, le couple Cole, lui, chirurgien de renom, elle, ex-alcoolique mais toujours belle, et quelques amis choisis, pour entre soi, savourer champagne et douceur des lumières du crépuscule sur le grand lac aux horizons quasi flamboyants. Dans ce monde sauvage, qui est  devenu le refuge d’une certaine richesse, la Réserve, justement, quelques happy few viennent ainsi séjourner dans ces hectares d’eau et de forêts préservés, où l’on reste entre privilégiés, guidés dans la nature pour une partie de pêche ou deux, par les autochtones en passe de domestication.

Sur le rivage de ce premier soir du récit, se donne à voir la beauté aveuglante de Vanessa, fille adoptive des Cole. Elle a déjà deux divorces à son tableau de chasse, et une solide réputation de folle dingo incandescente.  Débarque en hydravion sur la berge, invité un peu marginal, Jordan Groves. Artiste dit de gauche, baroudeur, fort en gueule, fortuné, séducteur, et marié. Au fond de ces bois, mais en dehors de la Réserve proprement dite, il a construit sa maison et son atelier, un domaine à sa démesure et y a casé femme et enfants, sans remords aucun, juste une vague culpabilité et rancoeur de cette culpabilité. Rancoeur qu’il reporte sur sa femme, Alicia, aussi belle et intelligente que lui, mais quelque peu lassée du rôle assigné, celui de l’ancre du navire, alors que Jordan ne se vit qu’en déclencheur de tempêtes et ne semble pouvoir vivre que dans le mouvement de la conquête.

 Alors, évidemment, lorsque ces deux personnages là se rencontrent dès les premières pages du roman, on s’attend à ce que le torchon s’enflamme en un clin d’oeil. Et bien, justement, non. Et c’est cela qui est génial. Russel Banks le laisse se consumer lentement, très lentement, et pose d’autres bornes à leurs désirs. L’embrassement sera final, mais amené par touches et revirements, hasards, mensonges et demi vérités.

Une histoire dont on ne peut dire grand chose finalement, si ce n’est qu’une simple histoire d’humains qui se trompent et s’enchevêtrent sur fond de nature grandiose au-dessus de laquelle passent les passions. Ce qui est tout, finalement. Au passage, arrivent les échos du futur, hors de la Réserve, quand le grand oeuvre sera accompli, la guerre d’Espagne, un zeppelin qui revient d’une Allemagne déjà nazifiée, et une région à deux vitesses, où les connaisseurs de la forêt se verront attribuer le rôle de dindon de la farce.

Un roman finement excellent.

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