Un monde à portée de main, Maylis de Kérangal

Paula descend l’escalier de son immeuble parisien. Arrivée en bas des marches cavalées, un coup d’œil dans le miroir nous donne un aperçu contrôlé, et elle file vers la nuit. Deux pages, une page et demi, en réalité,  d’une magistrale accroche, deux pages et me voilà animée d’une énergie de lecture rare.

Paula retrouve ses deux amis, Jonas et Kate. Des retrouvailles noyées dans le brouhaha du café, des paroles percutent, anodines, les projets, les réalisations, les possibles. Ils convergent, divergent, se frôlent.  Les mains tournent les pages, plongent dans le tourbillon des sensations,  volatiles, une pensée chasse l’autre, à peine formulée. On dirait du Nathalie Sarraute, mais en vrai.  Prise par la puissante de l’écriture de Maylis de Kérangal, précieuse, riche, maniérée, technique, poétique, ancrée dans la matière et les couleurs, je suis fichue.

Et ce n’est que le début de cette immersion car les trois personnages sont des artisans frénétiques de la matière, des matières et des couleurs, des artisans orfèvres des trompe l’œil. Le roman, avant de les éparpiller aux trois coins du monde, revient sur l’origine du trio, l’institut de peinture, Bruxelles, là d’où ils ont construit leur savoir-faire, et d’autres liens, aussi. Trois parmi les vingt qui ont été sélectionnés, une promo de l’exigence, de la rigueur, de la matière à comprendre, et pas seulement à reproduire. Ebène, acajou, écailles, aubiers, duramen, marbres, tout doit devenir vivant pour fabriquer du faux.

L’apprentissage de Paula est celui que l’on suit, les paliers sont autant de défis. Le corps souffre, se plie, l’esprit aussi. Peindre des panneaux, diluer des solvants, maîtriser les outils, est un combat, avec les pigments et les poudres. Jonas est le plus surdoué, Kate, la plus brute. Entre les trois, l’émulation est fraternelle mais sans concession. Une année intense et resserrée, insensible aux autres, une bulle brossée par la plume de l’auteure qui ne s’essouffle pas.

Après, elle les disperse, garde Paula sous la loupe. Recherche de contrats, les chantiers finissent par s’enchaîner comme les amants de passage, l’Italie, les fresques pseudo Renaissance au bord de l’Adriatique, les décors en carton pâte de Cinécitta, Moscou et le faux décor d’Anna Karénine …. Paula bricole l’histoire et la sienne jusqu’au chantier suprême, Lascaux IV, qui verra peut-être un point final se placer quelque part.

Une course poursuite avec les mots, dans le souffle des longues phrases, des envolées de matières qui fixent des mésanges sur des murs pour qu’on les entendent chanter, ça plait ou pas, cette lourdeur qui s’envole … J’ai adoré !

13 commentaires sur “Un monde à portée de main, Maylis de Kérangal

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    1. Merci pour le « piquer », j’aime bien l’idée ! En fait, c’est quand même assez loin de Nathalie Sarraute dans les thèmes. Mais ce qui m’a fait penser à cette auteure, c’est une mise à jour des pensées non dites, de celles qui traversent … Et ces deux auteures les capturent, je trouve, et mettent la plume dessus. Dans le cas de Kérangal, avec moins de volatilité … C’est moins subtil, je veux dire.

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    1. Bon, en même temps que je sois claire, j’adore le style de cette auteure, donc, subjectivité absolue. Il peut être agaçant, parce que systématiquement technique, et on voit le travail. Je trouve que pur son sujet, cette fois çi, ça colle parfaitement. Mais il y a des loupés pour moi,comme Corniche Kennedy et je n’ai jamais pu lire « Réparer les vivants », mais là, c’est perso, c’est pas sa faute !

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    1. Je comprends parfaitement tes hésitations, c’est souvent ce qui bloque avec cette auteure, tu sens la pâte, mais comme ce titre est justement sur la matière, ça colle bien (non, je n’ai même pas fait exprès ses jeux de mots débiles, mais finalement, ça me fait rire, alors, je laisse … ). le mieux, je crois c’est que lorsque tu passes dans une librairie, tu lises la première page et demi, si tu ne descends pas les escaliers avec Paula, c’est mort !

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  1. PArmi les romans de la rentrée, c’est celui qui me tentait le plus. Je n’ai en plus jamais lu ses romans précédents. JE note, ça me tente beaucoup surtout pour le thème dont tu ne dis pas grand chose ( tant mieux, j’ai hâte de découvrir tout ça)

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    1. Ben le thème, c’est la matière, le trompe l’oeil, le savoir faire … C’est pas très vendeur. Tout est dans l’énergie des mots et la densité des personnages, aussi. En pas broché, celui que je préfère est Naissance d’un pont », tu peux peut-être voir si tu accroches ?

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