Je ne sais pas comment fait ce type pour ne parler que de nous en ne parlant que de lui : de sa pratique intensive du yoga, du Taïchi, de la méditation, de sa dépression, de son internement, de son séjour auprès de migrants sur l’île de Léros en Grèce, sans doute la plus triste des îles grecques. Je n’ai rien vécu de tout cela, et pourtant, embarquée avec lui dans la « branloire pérenne » qu’est notre monde, j’y vois ma trace.
J’ai vaguement, un peu comme tout le monde, tenté le yoga et la méditation, mais j’ai une capacité de concentration d’un poisson rouge dès qu’il s’agit de penser à mes narines, froides à l’inspire et chaudes à l’expire (ou l’inverse …) et la liste de tout ce que je pourrais faire d’autres que de rester sentir mes doigts de pieds sur un tapis, se met à clignoter dès que je tente de ne pas y penser. (Par ailleurs, j’admire les praticiens intensifs, dont mon amie, C., qui a réussi à me décoincer les cervicales en visio pendant le premier confinement)
Emmanuel Carrère est un adepte intensif et radical, au point de s’engager pour une semaine de stage version commando en plein Morvan, sans rien pour se distraire du silence obligatoire et de la morosité du paysage. L’idée est d’en faire un livre, un livre apaisé, comme lui pensait l’être. L’auteur ( et ça me rassure), se laisse aller à vagabonder, coincé sur un tabouret de méditation, au milieu de dizaines de têtes et de fesses qui font de même. A sauts et à gambades, il raconte ses livres, ses amis, ceux que l’on connait déjà, si on a lu le Royaume, ou D’autres vies que la mienne, et d’autres proches que l’on ne connait pas. Il évoque les méditations loupées, vagabondes, bourrées, les leçons de son maitre de Taï chi, une autre, sublime, où la lenteur s’accorde avec celle d’un loup. Il nous livre ses amours, ses expériences, d’une sensualité si intense qu’on en ferme les yeux de pudeur. Et tout coule, aussi simples que sont multiples ses douze ou treize définitions de la méditation qu’il égrène au cours du récit.
J’ai retenu la deuxième comme étant, pour moi, la mise en abime de sa démarche d’écrivain : » susciter en soi une espèce de témoin qui espionne le tourbillon de nos pensées sans se laisser emporter par elles. Vous n’êtes que chaos, confusion, marmelade de souvenirs et de peurs et de fantômes et de vaines anticipations, mais quelqu’un de plus calme, à l’intérieur de vous, veille et fait son rapport ». Ce veilleur, cet espion, pour moi, c’est Carrère. En mettant en forme son chaos ( car mise en forme, il y a …), il fait de son lecteur ce quelqu’un de plus calme, qui accepte l’acuité de sensations qui ne sont pas les siennes.
Pourtant, ce cheminement, cette quête visant à colmater le chagrin immense, à chasser le hochet narcissique, à apaiser les vrittis, ces minis tempêtes qui agitent nos cerveaux , et parfois les enserrent jusqu’à en faire vaciller certains d’entre nous, est violente, est un combat. Il ne s’abstrait pas de la violence du monde extérieur qui interrompt cette première partie avec les attentats de Charlie, puis à la fin de la seconde partie, les figures solitaires des migrants, l’égocentrisme de ceux qui, pourtant, les aident. L’auteur, sans complainte, creuse les vaines agitations de l’orgueil, y opposant la solidité de l’amitié, la culture, la connaissance, comme indispensables remparts aux mots qui ne consolent de rien.
Désespéré et souvent drôle, distancié, narcissique, agaçant, impudique, nous racontant son intimité à la manière de Montaigne évoquant ses calculs rénaux, ce tour du nombril d’un bi polaire de catégorie II, ce vertige devant soi même, est aussi généreux, salvateur, que bouleversant.
Je pensais ne pas m’intéresser à ce livre mais j’adore ton billet . De là à lire ce livre…. Je ne sais pas.
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Merci, pour une fois, je l’ai écrit très facilement, tant ce livre m’est apparu comme une évidence. Après, je pense qu’il est mieux d’être une férue tarée de Carrère comme pour le lire avec délectation. Si tu es néophyte en Carrère, passe-le.
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Joli billet sur un livre qui partage semble-t-il 🙂
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Oui, j’ai vaguement entendu parler de ce partage et des critiques qui agitent le landerneau du monde des critiques littéraires (je ne parle pas des blogs, bien sûr, mais du monde « officiel »). j’avoue que je m’en contre carre, Carrère prend des risques, s’expose, c’est son problème, moi je le lis juste. Et j’aime le lie, j’aime sa démarche, livre après livre.
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je pensais faire l’impasse mais tu es très convaincante!
j’ai pratiqué la méditation un peu à sa manière, radicale et intensive avec les Maîtres tibétains… Mais j’ai cotoyé des gens un peu space alors j’ai pris du recul, je fuis les groupes et je pratique seule et plus pendant des heures en lotus sur mon zafu 🙂
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Carrère parle de ses gens un peu space, dont il s’écarte aussi. En plus, je trouve qu’il évoque cette pratique sans tout le discours pontifiant et pseudo new age, qui j’avoue, m’en a toujours écarté. Depuis le premier confinement, j’ai découvert grâce à une amie, une chaine you tube qui présente des exercices simples, et du coup, je m’y mise tranquillou et c’est très bien !
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tu peux me donner le lien de la chaine sur YouTube? J’irais bien jeter un coup d’oeil 🙂
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c’est une série de méditation guidée présentée par Christophe André. J’ai fait, avant de commencer à le suivre, quelques recherches, notamment auprès d’amis qui pratiquent, et les retours étaient bons. Il n’est pas « space » ni « gourou ». Mais peut-être que ce sera trop simple pour toi !
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Je sais que ce n’est pas du tout tendance, mais je me méfie de toutes ces expériences (cependant chacun a le droit de faire comme il veut, et j’ai l u Yoga, c’est donc que le sujet m’intéresse, ou en tout cas vu par Carrère)
Je sens que tu as aimé. Personnellement, je n’ai pas détesté et suis à deux doigts de lire L’adversaire, pour une autre raison, on en parle dans un livre que je suis en train de découvrir.
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Et Yoga ne parle pas que de Yoga et de méditation, loin de là, comme tu le sais, puisque tu l’as lu. C’est la structure d’ensemble que j’ai aimé, les incartades, qui peu à peu creusent, creusent, creusent …. Pour L’adversaire, franchement, tu dois le lire ! Les deux sujets n’ont rien à voir ( quoique, la lutte intérieure contre le mal intime qui ronge est là aussi)
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Pas plus tentée que ça et puis on le donnait tellement gagnant partout dès le départ que ça m’a agacée. Sans compter la polémique .. et sans compter que l’auto-fiction, j’en ai par-dessus la tête.
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Je n’ai même pas regardé les listes des candidats aux prix littéraires cette année ! J’ai tellement pris l’habitude des podcasts et des replays que maintenant, je suis décalée. En même temps, je ne vois et je n’entends que ce qui m’intéresse, du coup. ^-^
Et puis, je ne trouve pas que Carrère soit de l’autofiction « ordinaire », que je fuis moi aussi … Décidément, j’en reviens toujours à Montaigne « parce que c’était lui, parce que c’était moi » …
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Et bien il m’a laissé de marbre. Seul la première partie sur le yoga trouve grâce à mes yeux.
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Je comprends bien, faut être complétement mordue de l’auteur sans doute ? Ou bien les problématiques qu’il pose me parlent particulièrement en ce moment ?
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Un peu des deux, sans doute.
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Oh j’adore ton billet et comme tu parles bien de ce qu’on ressent à la lecture d’un livre d’Emmanuel Carrère. J’en ai lu beaucoup mais pas celui-ci qui me tentait moins avant de te lire…
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J’ai tout lu ! Depuis le choc de L’adversaire », puis celui de La classe de neige. Franchement, au départ, je ne pensait pas finir « adepte ». Même si Le royaume, la vache, faut se l’avaler quand même … Et merci du compliment, pour une fois, j’ai eu l’écriture facile !
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