Apeirogon, Colum Mc Cann

Map-of-the-Rachels-Tomb-Area-and-Checkpoint-300-ARIJRami Elhanan n’est pas croyant, il est juif, israélien. Il vit à Jérusalem. Graphiste, il vit confortablement dans un espace apolitique. Il a fait trois guerres, les a traversées en apnée. Bassam Aramin est croyant, musulman, palestinien, il vit à Jéricho. Il a passé sept ans en prison, considéré comme un terroriste. Il y a découvert la Shoah, dans un reportage télévisé. A sa sortie, il s’est marié. Et il milite pour la non violence et la fin de l’occupation. Comme Rami.

La fille de Rami, Smadar, 13 ans, a été assassinée au centre de Jérusalem. Trois kamikazes se sont fait exploser au croisement des rues Ben Yehuda et Ben Hillel. Ben Yehuda est un linguiste israélien qui a participé à l’émergence d’un hébreu simplifié dans les années 1830. La plupart des mots qu’il reforgea ont leurs racines dans la langue arabe. Ben Hillel écrivit au 1er siècle avant J.C  » ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit, ne l’inflige pas à autrui ».

10 ans plus tard, la fille de Bassam, Abir, 10 ans est assassinée d’une balle en caoutchouc tirée d’une jeep par un jeune type de 18 ans qui avait un M16 entre les mains. Elle sortait d’un magasin de bonbons, devant son école, sur le temps de la récréation. Il n’y avait pas de jets de pierre, pas d’intifada, ce jour là dans les rues de Jérusalem est. Juste une peur irrationnelle, un mur …

« Au delà du bien et du mal, il existe un champ », et c’est dans ce champ là que les deux pères s’engagent ensemble, contre le mur et l’aveuglement, la méconnaissance, l’ignorance construits d’un côté et de l’autre. Un palestinien, pour un Israélien, est un domestique, un terroriste, un objet, un ennemi. Le mur a des noms multiples, selon que l’on est du côté de la cage ou de celui qui est encagé.  Il est couvert de slogans, rageurs, drôles ou terrifiants. Il coupe en deux bien plus qu’un territoire, et fait éclater les histoires, si complexes et si liées pourtant, des deux populations qui y vivent.

Le titre de ce roman en explique la forme singulière. Un Apeirogon est une forme géométrique possédant un nombre dénombrablement infini de cotés, c’est donc par un nombre indéfini de côtés que le livre construit une tentative de restitution du labyrinthe des rancœurs, des incompréhensions, des conséquences cycliques de la loi du Talion, des deux côtés. Le fil central reste les deux figures paternelles, leur combat, leur complicité, leur fraternité mais la trame se ramifie et et s’enrichit de motifs, comme des refrains, ils reviennent dans des parallèles entre passé et présent, flux et reflux des oiseaux migrateurs, saynètes ironiques, frôlant l’absurde  comme l’histoire de l’exploit de Philippe Petit, une autre histoire de fil … Ce funambule marcha au-dessus de la vallée de Hinnom, symbolique de l’enfer dans les deux religions, habillé moitié aux couleurs de la Palestine, moitié en celles d’Israël. A mi parcours, il devait lâcher une colombe, comme il n’avait trouvé qu’un pigeon, il s’en était contenté, sauf que le pigeon ne voulut pas s’envoler et failli causer sa chute.  Sept mois après ce spectacle regardé de Jérusalem, des deux côtés, éclatait la première intifada.

L’auteur souligne parfois ainsi l’ironie dramatique d’un fait : la grande majorité des ouvriers qui construisent le mur sont palestiniens. C’est le chantier le mieux payé par l’état isralien. Un riche palestinien se construit un domaine de mégalo dont la vue plonge dans le camp de refugiés de Balata. Des ponts sont tissés entre passé et présent, entre des récits communs, Jésus ressuscitant Lazare, les explorations de la Mer morte, les traces de la Nakba qui se retrouvent jusqu’en Argentine : sur les corps de jeunes hommes suppliciés par les sbires de Pinochet, on retrouvait des clés des maisons perdues, pendues autour de leur cou, avec des inscriptions en arabe. Il fait des flashs aussi sur des constats présents : les check point, l’attente que Bassam compte en cigarette. Un check point à une cigarette, c’est un bon jour. Le chek point 300, l’extrême jeunesse des soldats qui regardent passer les palestiniens au compte goutte entre les tourniquets en buvant des canettes de sodas, dans leur cahute avec air conditionné … Les colons voient l’oasis dans le désert, ils remplissent des piscines, les palestiniens remplissent des bidons.

Bassam et Rami sillonnent ce chaos infini, chacun accusé d’être un traitre à son camp, deux hommes debout et qui parlent, racontent, témoignent. Autour de leur histoire, les échos, facettes,  de cette réalité disparate, insaisissable, s’organisent, créant la cohérence du roman, une mosaïque d’un humanisme sidérant, qui rend audible les humiliations et pointe l’orgueil aveugle de celui qui se croit dans son bon droit en étant aveugle et sourd.

Un excellent pavé ! 634 pages en 10/18 qui se dévorent.

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27 commentaires sur “Apeirogon, Colum Mc Cann

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    1. C’est un texte dense, riche et qui est particulièrement éclairant sur la situation politique en Israël. Le combat des deux pères donnent une idée de l’ampleur des « murs » entre les deux communautés.

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    1. Ta note est bien plus complète que la mienne, tu évoques davantage les multiples ramifications symboliques qui font la richesse de roman. Cette forme « éclatée » est particulièrement juste pour évoquer la complexité des croisements historiques entre les deux cultures.

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      1. La façon dont le livre est structuré apporte beaucoup je trouve, car la situation géopolitique, et les drames interagissent, se répondent….
        J’avais tellement de notes partout que je l’ai acheté illico car on peut retourner plus facilement en arrière approfondir…

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      2. Je n’ai pas pris de notes, j’étais en mode nomade lors de cette lecture et je l’ai regretté au moment de rédiger la note. Il y a tellement de pistes, et comme tu le dis, d’interactions, que l’on aimerait les expliquer davantage. Comme toi, j’ai évoqué le funambule mais c’est surtout le motif des oiseaux que j’ai trouvé très parlant et très beau !

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  1. Tu dis qu’il se dévore mais je trouve justement qu’il se lit lentement, sous peine d’indigestion… je m’en souviens très bien, il m’avait marquée par sa complexité mais aussi par la beauté de son parti pris et de son engagement. Tu lui rends un bel hommage en tout cas 🙂

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    1. Dans ta note, tu évoques une lecture hachée effectivement. C’est vrai que forme est complexe, entre les différents motifs qui se tissent et les répétitions, mais ce labyrinthe donne une idée de tout ce qui est une entrave à la communication entre les deux communautés . Et oui, c’est un très beau livre engagé !

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  2. Il est sur ma pile, je l’emporterai peut-être dans ma valise (si j’ai suffisamment avancé sur les lectures de septembre : j’ai un gros pavé en coup d’Auster pour la LC du 15, et ai prévu 3 lectures pour notre activité « urbaine »..).
    Je suis sûre qu’il me plaira…

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    1. J’en suis certaine aussi ! On le dit complexe, mais ce n’est sûrement pas cela qui va t’arrêter … Il trouvera sa place dans tes multiples activités livresques. Pour septembre, j’ai deux lectures mises de côté, et je vais en emporter d’autres pour une quinzaine de jours en bord de mer.

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    1. Je comprends tellement bien ton émotion ! C’est un livre qui m’a bouleversée par moments, par son l’intensité et l’intelligence pudique de l’écriture.
      J’irais te lire, évidemment !

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