Les guerres précieuses, Perrine Tripier

1667395075_20-idei-club-p-zarosshii-dom-krasivo-21La narratrice est une vieille femme qui vient de se résoudre à quitter pour toujours son royaume, la grande maison familiale où elle a toujours vécu, à laquelle elle a voué son âme et qui le lui fort mal rendu en tombant en ruines, comme elle.

A l’EPAD, clouée dans son fauteuil, elle a apporté quelques traces de ce passé, les albums photos, mais elle ne les regarde même pas, tant son passé est réécrit, tout prêt dans dans sa tête. Elle le raconte, non par ordre chronologique mais par saisons, les étés, les automnes, les hivers, les printemps de son enfance jusqu’aux premières failles et puis à la solitude. A chaque début de saison, elle a une dizaine d’années, la famille est au complet, à la dernière, elle part, seule et aigrie, vaincue par le jardin en friche et les fruits du verger qui s’annoncent trop lourds pour qu’elle puisse encore les cueillir.

La famille est nombreuse, petit père, petite mère n’y sont que des figurants, comme l’oncle Berthie et la tante Hilde, seule compte la fratrie. L’aîné, Klaus est le grand frère prodige, musicien, solaire, sa chambre est au grenier et on n’y monte que rarement, il sent déjà plus l’adolescence que l’enfance et ses jeux. Louisa est la plus jolies des trois sœurs. Elle a d’ailleurs une chambre à elle au même étage que les parents et elle y passe des heures à se regarder dans le miroir et rêve d’être ailleurs. Une sourde lucidité la tient éloignée du paradis que la narratrice, Isadora, nous projette comme un voile sépia, les grandes tablées, la semaine du blanc où tous repeignent ensemble la maison l’été, le délicieux chocolat de petit père en automne, les glissades en luge de l’hiver où déjà la plus petite, Harriett, s’égare.

L’ été est la grande affaire, la maison pleine des cousins, les cavalcades des enfants qui descendent le grand escalier ciré pour se livrer à la confection des cabanes dans les bois. Ils s’éparpillent, forment des clans, font des sécessions. Petit à petit, les plus grands explorent d’autres espaces, l’étang, le village, ils amènent d’autres compagnies, l’enfance s’éloigne et la narratrice reste crispée, ressassant une complicité qui se se délite. Seule lui reste Harriett, du moins veut-elle le croire, parce qu’Harriet aussi est partie de l’enfance dorée, et le lit jumeau du sien dans la chambre qu’elles partageaient ne protège plus qu’une chaussette de toute petite fille.

Chaque chapitre est ainsi construit en pente douce : les souvenirs radieux, les écorchures, et sa solitude finale. Des faits ponctuent les années qui passent quand même, la mort de petite mère, de petit père, mais la narratrice ne laisse pas entrer la réalité du monde, et noie le passé de lumières tendres et chaleureuses. Imperceptiblement cependant, on voit des failles, la demande en mariage refusée parce l’homme ne se fondait pas dans le décor de la maison, l’amertume de Louisa à la mort de petite mère, la dernière réunion de famille après celle de petit père. mais à chaque coup d’épingle, Isadora ferme la porte sur son royaume, toute version de la légende familiale est une intrusion. Elle a construit une maison parfaite, pleine de rires et de courses, de jeux, de fleurs épanouies, de broderies sur les draps, de linges odorants, de senteurs fruitées et innocentes. Gardienne du temple, vampire d’un âge d’or illusoire, elle transforme son échec en Eden perdu. Et à contre courant de la vie, on finit par la deviner en harpie insupportable.

Cette construction est parfaitement maitrisée et les doutes,  si ils affleurent, restent délicatement effleurés, frôlés, brodés dans le cours de ses rêveries. L’écriture l’est tout autant, regorge de tournures précieuses et goûtues comme le jus d’une pêche qui vous dégouline sur le menton et même sur le cou. Ca colle, mais c’est bon.

26 commentaires sur “Les guerres précieuses, Perrine Tripier

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    1. L’écriture est effectivement impressionnante de maitrise, justement un peu précieuse par moment, très sensorielle aussi. J’aime beaucoup par ailleurs les romans centrés sur des lieux et des objets, alors, je me suis régalée.

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    1. Tu as mis ce titre en coup de coeur 2023, et ta note est particulièrement tentatrice également, comme celle de nicolemotspour mots. Il faut croire que l’écriture prégnante de l’autrice nous a inspirée.

      Et oui, ce roman est vraiment une réussite !

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    1. Tu écris : « Bilan d’une vie atypique, totalement libre et choisie? Ou au contraire totalement contrainte et conditionnée? » et je trouve que ce doute qui arrive petit à petit sur le lien entre le personnage et la maison, ou plutôt ses souvenirs de la maison, est particulièrement attachant.

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    1. Il y a de la mélancolie, c’est certain, mais tu ne sais pas trop ce qu’elle cache … Je trouve que la question de Sibylline dit bien ce doute qui s’installe et qui fait vraiment aussi, en plus de l’écriture, l’intérêt du roman.

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  1. je me disais bien que j’avais lu ce roman, et comme toi j’avais souligné le talent de cette toute jeune écrivaine (24 ans!) j’ai eu une réserve que tu n’as pas sur la description de la femme très âgée. Mais c »est un détail !

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    1. Effectivement, je ne l’ai pas signalé, mais j’ai trouvé moi aussi que le personnage de la narratrice âgée était brossé avec des traits un peu convenus, mais elle occupe quand même peu de place dans le récit, alors, j’ai laissé de côté cette petite réserve.

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    1. Si tu le lis pour le personnage de la narratrice âgée, tu risques d’être déçue parce qu’on est pas beaucoup avec elle, mais constamment dans ses souvenirs d’enfance, voire d’adolescence, avec quelques éléments sur son parcours ensuite.

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  2. Pourquoi pas s’il croise ma route. La valeur n’attend pas le nombre des années comme dit l’autre .. moi qui atteint un âge vénérable, je suis curieuse de voir comment elle dépeint une vieille femme.

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    1. C’est sans doute le point faible de ce récit, cette évocation d’une femme âgée est un peu évacuée. Elle est un point de départ, mais pas du tout au centre du roman.

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  3. Ca a l’air très bien, mais je ne suis pas sûre que ce soit pour moi, je ne suis pas trop fan des histoires de maisons… Je suis en train de rédiger une critique sur un titre dont le personnage principal est un nonagénaire, que j’ai beaucoup aimé, et me semble très différent de celui-ci puisqu’on y est implanté dans le présent, avec peu de place pour les souvenirs…

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    1. Effectivement, c’est un bon roman, mais effectivement aussi, je ne suis pas certaine que tu y trouverais ton compte. On sent bien que la narratrice a dérapé un moment, que cet attachement à la Maison est excessif et a quelque chose de malsain, même … Mais, cet aspect est elliptique, c’est d’ailleurs pourquoi, même si j’ai beaucoup aimé, je n’en ai pas fait un coup de coeur radical !

      Je n’ai pas d’idée pour le titre dont tu parles, mais je découvrirai ça chez toi bientôt ! Par contre, j’ai fini un bouquin québécois hier « Peau de sang » qui m’a fait penser à certaines de tes lectures  » décalées » ( et j’ai adoré ! )

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    1. C’est un premier roman, et l’autrice est vraiment très jeune … Ce pourquoi sans doute, même publié chez Gallimard, le roman n’a sans doute pas été porté par la renommée. Mais il est très bien, j’espère que si tu le croise, il te plaira à toi aussi.

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    1. J’ai été un peu surprise de voir qu’il avait autant d’avis déjà. Et j’espère que la sortie poche le fera encore plus connaître, parce qu’un premier roman en broché, c’est toujours un peu un risque pris par le lecteur. Je sais que je ne m’y aventure pas souvent.

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