L’eau rouge, Jurica Pavičić

bihac_1Sur les bords de la mer Adriatique, le village de Misto est immobile : une boulangerie, une église, le monument aux morts à la gloire des partisans communistes a encore sa plaque, le portrait de Tito surplombe les officines. En 1989, le maréchal est mort mais la machine fonctionne encore. Dans une maison du centre, vit une famille parfaitement ordinaire : Vesna est professeure de géo, elle n’est pas encore désséchée et tyrannique. Son mari, Jakov est comptable, féru de radio amateur, il passe ses soirées à échanger avec de parfaits inconnus. Elle 38 ans, lui 42, ils s’aiment encore, doucettement. Ils ont deux enfants, des jumeaux de 17 ans. Malte envisage l’avenir avec sérieux, Silva avec désinvolture, la même désinvolture avec laquelle elle ferme la porte de sa chambre à ses parents, avant de partir, en robe à fleurs et baskets blanches pour le bal du village. On est le 23 septembre 1989 et c’est la dernière fois que l’on la voit vivante.

Vers 11.00, son frère la croise, elle danse, frivole, avec le fils du boulanger, Adrain Lekaf, alors que depuis plusieurs mois elle s’amuse à faire tourner la tête d’un autre jeune homme, Brane, le fils de la maison des Rovof. Mate n’aime pas cela, mais Brane n’est pas là et le couple disparait vers le promontoire des amours d’un soir.

Le récit en ce premier chapitre consigne tous les détails parce que pendant trente ans, ils vont hanter les protagonistes. Parce que le narrateur nous a prévenu, Silva ne rentrera jamais chez elle. La seule chose que l’on saura en plus est qu’elle aurait acheter un billet de bus pour ailleurs, le samedi, ou le dimanche matin, et elle avait beaucoup trop d’argent sur elle pour une jeune fille qui n’aurait fait que sagement suivre ses cours de secrétariat.

La quête est l’objet du roman et surtout les répliques du séisme, vu comme autant de possibles qui n’auront jamais lieu. Pour ses parents, pour son frère, pour les deux jeunes hommes qui aimaient Silva, pour le village et pour l’enquêteur, Gorki. Le roman alternent leur point de vue sur trois décennies. Malte est celui qui n’abandonnera jamais, qui sillonnera les routes d’une Yougoslavie qui éclate. Il devient adulte, mari et père mais qui reste le frère de celle qui a disparu. Il traque le moindre indice, de déceptions en déceptions,  à travers l’Europe. La mère se dessèche, le père s’abandonne, le couple se dilue. Adrijan, suspect pour tout le village fuit pour faire la guerre puisqu’elle s’offre à lui comme une porte de sortie. Brane prend la mer, et de tankers en tankers comble le vide de Silva en lui vouant un culte obsessionnel. Silva, absente, est omniprésente, sa disparition est le pivot des rancœurs, jalousies, frustrations, et hasards qui s’enchainent.

Le roman est puissant aussi parce que sans être un roman historique, il ancre cette quête dans l’histoire d’un pays qui bascule dans la guerre pour en ressortir ébranlé, du communisme au capitalisme. L’enquêteur Gorki incarne ses changements. Ecarté de la police pour ses liens avec le régime de Tito, trente ans plus tard, il porte rolex, sans cynisme, mais avec une nostalgie lucide. La nostalgie prend corps aussi dans la géographie du village, les maisons de pêcheurs qui deviennent résidences secondaires aux volets clos l’hiver, le camp militaire est transformé en complexe touristique, le monument aux morts s’effrite, les noms ne sont plus que des traces. Silva, aura à jamais 17 ans, mais dans un autre pays, celui qui lui aussi disparu, et qui n’a jamais entendu parler de Silva.

Je découvre l’auteur avec ce roman, ( et d’ailleurs si quelqu’un connait les raccourcis claviers qui me permettraient d’écrire son nom correctement, je suis preneuse …) et son écriture fine, précise, attentive aux silences, aux immobilités, aux tensions, aux fissures, m’a vraiment embarquée dans cette quête historique et intime.

Une participation au challenge annuel chez Sharon

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32 commentaires sur “L’eau rouge, Jurica Pavičić

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  1. J’ai beaucoup aimé cette lecture et depuis j’en ai lu deux autres de l’auteur, dont un recueil de nouvelles excellent « le collectionneur de serpents ». Pour le nom, j’ai une liste de raccourcis clavier mais je vais plus vite en faisant du copié-collé.

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    1. C’est le recueil de nouvelles que je cherchais, en ayant lu les bons retours de lecture lors du mois de la nouvelle organisé par Je lis je blogue, mais la libraire m’a conseillé plutôt ce titre. Et c’est une belle découverte, j’ai vraiment aimé !

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  2. J’ai beaucoup aimé ce roman qui m’a fait connaître cet auteur. Comme Aifelle, je te recommande chaudement Le collectionneur de serpents et pour ma part, j’ai hâte de lire La femme du 2e étage. Ensuite, hélas, je crois qu’il n’y aura plus de titre traduit de cet auteur… Pour les caractères spéciaux, je fais du copier-coller moi aussi…

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    1. Sur Babelio, tu dis que ce roman se dévore, et c’est bien ce que j’ai fait ! J’ai beaucoup aimé les soubresauts de l’enquête et le regard sur les changements du pays qui modifient le paysage, mais aussi les personnages. J’ai trouvé le père et l’enquêteur particulièrement attachants.

      Pourquoi il n’y aurait plus de titres traduits ? J’ai vu que l’auteur a écrit 5 titres avant celui-ci. On peut espérer de nouvelles publications, non ?

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      1. J’ai regardé sur Babelio, vu le nombre d’avis positifs sur les trois titres déjà publiés, on peut espérer que sa maison d’édition française se décide à nous proposer d’autres titres.

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  3. Je n’en avais pas fait un coup de coeur, en raison de certaines « lourdeurs » stylistiques, mais j’ai beaucoup aimé le ton de l’ensemble, et le rythme sur lequel se déploie l’intrigue. Pour l’orthographe des noms « exotiques », je n’utilise pas de raccourci clavier, mais je les colle dans un bloc notes depuis google avant de les coller sur le blog (je ne sais pas si je suis très claire…)

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    1. Ah oui, les petits détails inutiles, le personnage qui met son manteau ou les clefs dans sa poche comme tu le dis … Parfois cela m’agace aussi, mais pas ici, j’ai même trouvé qu’ils ajoutaient à la gaucherie des personnages, à leurs « temps d’attente » , ne sachant que faire pour avancer.

      Et si pour la démarche tu es claire mais je n’arrive pas modifier la typographie d’origine quand je copie colle les noms sur le blog. En fait, je n’ai pas la main sur les choix de caractères, ce doit être une fonction payante de WordPress.

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      1. je n’arrive pas modifier la typographie d’origine quand je copie colle les noms sur le blog = même en les copiant avant dans un bloc-notes ? C’est justement pour effacer la mise en forme d’origine que j’applique cette astuce..

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  4. (il me semble que les raccourcis clavier se trouvent sur internet, tu cherches) . Sinon, je laisse tomber, voilà. Tu peux aussi copier coller quand tu le trouves écrit?

    Brf, cette auteure est déjà dans ma (longue) liste.

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    1. J’ai fait moi aussi l’erreur, mais Jurica est un auteur … Ce qui n’est pas l’essentiel d’ailleurs. J’espère que tu lui accorderas un peu de ton temps ( le roman se lit très vite).

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    1. Effectivement, les avis sont très souvent positifs à propos des deux romans publiés en français et du recueil de nouvelles aussi. Tu verras, l’enquête familiale est doublée d’une dimension historique qui lui donne une atmosphère assez originale, et que j’ai trouvée passionnante.

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    1. Tu mets l’accent dans ta note sur les « cercles concentriques » qui petit à petit construisent le fil de l’enquête, les conséquences sur les personnages, c’est aussi ce que j’ai beaucoup aimé (notamment concernant les deux jeunes garçons qui ont aimé Silva)

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    1. Tu concluais ta note en disant que tu relirais volontiers cet auteur, mais il est vrai que l’on cède sans cesse à de nouvelles tentations … En tout cas, tu en parlais très justement, de cette tristesse sans pathos que diffuse ce texte.

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    1. Si tu repasses par ici, tu verras que les commentaires sur ce titre sont tous positifs et les notes des blogueuses qui l’ont lu se rejoignent aussi sur l’intérêt historique qui se mêle à l’enquête. ( un petit bémol à propos de l’écriture chez Ingannmic, si je veux être honnête)

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  5. Noté depuis un moment… Il faudrait vraiment que je saute enfin le pas (mais j’ai pas mal de sauts à faire 😆). Pour les caractères spéciaux d’autres langues. Je passe par lexilogos (exemple ici en croate : https://www.lexilogos.com/clavier/hrvatski.htm ). Ça permet de copier/coller le caractère de façon neutre, sans la mise en forme d’un texte lambda sur google.

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  6. Bonsoir Athalie, c’est en lisant plusieurs billets positifs (dont le tien) sur ce roman que je l’ai enfin lu et je ne le regrette pas. L’intrigue est très bien menée. Je viens d’emprunter son roman suivant. Bonne soirée.

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    1. Les avis sont majoritairement positifs, je suis ravie qu’à ton tour tu sois convaincue. Pour un polar historique, j’ai trouvé que tout tient la route, les personnages et l’intrigue.

      Je n’ai pas encore poursuivi ma découverte de cet auteur mais il ne fait aucun doute que j’y reviendrai.

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