V 13, Emmanuel Carrère

téléchargementLa couverture annonce le genre, chronique judiciaire. Exit donc le Carrère nombriliste, voire exhibitionniste qui peut sortir par les chakras de certains, mais, en ce qui me concerne me nourrit toujours de quelque chose qui m’échappe. Ce texte, composé de très courts chapitres, notations de moments,  je l’ai lu quasiment d’une traite, m’arrêtant de temps en temps pour digérer, suivre une piste de réflexion, relire quelques phrases pour les faire tourner dans ma tête à moi. Je n’avais rien suivi du procès, lu aucune des chroniques de l’obs, persuadée que la mise en scène de la justice, hymne à la République fraternelle ne laisserait échapper aucune faille et aboutirait à des demies vérités. C’est peut-être le cas, mais dit par Carrère, c’est passionnant.

Il suit les grandes étapes du procès, les témoignages, le parcours des accusés, le moment des plaidoiries et des verdicts. Il raconte aussi ce qui se passe entre les gens dans la grande salle, les coulisses, les moments d’ennui, les répétitions, les fraternités qui se nouent entre cette communauté, la communauté de ceux qui suivent le procès, jour après jour. Il dit des moments bouleversants : un jeune homme qui prend la parole, qui a demandé à venir dire sa honte. Il n’a pas été un héros au Bataclan, il a poussé pour fuir, a piétiné des corps. Il dit qu’il ne survit pas dans cette inhumanité, la sienne. Il part. Un survivant se lève, dit que lui a été piétiné, et qu’il s’en fiche, il est vivant. On ne saura pas si le premier se pardonnera. Mais le second le lui accorde quand même.

Les préparatifs de l’attentat tels que reconstitués par la justice laissent sans voix : le 7 novembre, les terroristes n’ont pas encore défini leur cible : ils hésitent entre un rassemblement de catholiques intégristes et le quartier de la Défense. Puis, dans une sorte de roulette russe, ce sera le stade, les terrasses, le Bataclan. Et sinon, les fils et les filles morts seraient vivants. Les vivants seraient tristes de la mort des autres, mais seraient vivants. Le parcours du deuil qui aurait pu ne pas être se lit sur les visages des parents dont celui du père de Lola qui ce soir là, dansait au Bataclan.

Une dame, une partie civile, félicite Carrère pour ses chroniques dans l’obs. C’est un moment de suspension d’audience, l’auteur discute avec Ali Oulkadi, un des trois « petits coupables », les trois amis de Salah Abdeslam qui sont venus le chercher à Paris pour le sortir du piège policier. Les trois comparaissent libres et écoutent tous les jours les témoignages. Carrère ne se souvient plus de celui de cette femme, venue à la barre avec ses deux petits enfants, Nino et Marius. Ali, lui, s’en souvient, nomme les enfants. Le sourire de cette dame donne alors à Ali le droit de pleurer sur une victime, au moins une, comme si il n’était pour rien dans la mort de son fils.

Ces trois « petits coupables », on sent que Carrère les aime bien, et il n’est pas le seul. Lors de la soirée d’adieu, alors que les avocats tombent la robe, que certains témoins restent là, parce qu’il est difficile de tout terminer, Ali, qui été condamné, mais qui est libre, est embrassé, félicité. Une victime, lourdement handicapée, quitte la fête écœurée, par les effusions autour de celui, qui, aussi petit soit-il, a tenu un rôle au service de la mort.

Les ambiguïtés, les contradictions, Carrère ne les élude pas, on peut être fraternel et injuste, les verdicts ne sont pas exempts de partialité, la justice anti terroriste a fait un travail digne et exemplaire … Il n’en existe pas moins, dans l’esprit de cette solidarité des victimes, et dans celle de la justice, une hiérarchie : le haut du panier, le Bataclan, l’esprit de « Vous n’aurez pas ma haine », en dessous, les terrasses, l’esprit de « Paris est une fête », en dessous encore, le stade de France, parce qu’un seul mort, qui n’en est pas moins mort, et tout en bas, les locataires du 8 rue de Corbillon. Eux n’ont pas eu le droit de se constituer parties civiles, ils ont tout perdu, mais ils sont vivants, ils sont des victimes du Raid, pas des terroristes, ils n’ont pas de place dans la grande salle. Il n’empêche,  c’est bien une justice de classe, il y a bien deux poids deux mesures, et il y a aussi un procès exceptionnel de dignité.

C’est parce que l’auteur rend compte de l’aspect exceptionnel mais humain et donc faillible et beau de cette expérience que ce livre est magistral.

17 commentaires sur “V 13, Emmanuel Carrère

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  1. J’aime beaucoup ta chronique. A priori je n’avais pas très envie de lire ce livre et pourtant j’aime Carrère, et même quand il parle de lui, il écrit si bien. Mais les chroniques judiciaires, bof. Et puis à te lire, je me dis que cela pourrait m’intéresser… Alors, s’il se trouve à la bibliothèque (ce dont je ne doute pas vraiment), je l’emprunterai.

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    1. Je n’ai retenu que peu d’éléments pour en parler … Il y en a tellement qui serrent le coeur mais qui amènent aussi à la réflexion. C’est un livre qui dépasse la chronique factuelle, Carrère a trouvé la bonne distance avec de l’empathie et un certain recul. C’est parfois un peu « écrasant » à lire, j’en suis ressortie comme d’une essoreuse.

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  2. je l’ai entamé mais j’ai calé très vite non que c’était raté mais au contraire tellement fort que pour moi cela s’est révélé insoutenable
    en te lisant je me suis dit qu’il faillait que je fasse avec cet aspect là et que je le lise en totalité
    merci à toi

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    1. Oui, je te comprends. Comme je le dis au début de la note, j’ai souvent dû poser le livre pour laisser passer le moment du vertige émotionnel. Surtout dans la première partie qui est consacrée aux victimes. Dans les deux parties suivantes, c’est parfois la sidération qui l’emporte. On frappe à la porte de la compréhension et Carrère donne quelques clés et des pistes de lecture vers des travaux plus universitaires … Irais-je sur cette voie ? Je ne sais pas encore.

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    1. Merci, il est vrai que ces chroniques m’ont beaucoup plus bouleversée que je ne le pensais. Et pourtant, je savais à quoi m’attendre, du moins, je le croyais. La reconstitution des préparatifs de l’attentat m’ont sidérée. Je ne parle même pas de la première partie, les témoignages des victimes auxquels il est donné une telle dignité !

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  3. Pas pour moi. Ma nièce était au Bataclan. On a eu très peur, moins qu’elle bien sûr, et ce n’est même pas de la peur, c’est au-delà. Elle était près de la sortie de secours, elle a couru. Mais dans sa tête, il n’y a pas de sortie de secours et tout ça l’a traumatisée pour toujours.

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    1. En le lisant, je me demandais souvent si, justement, les proches des victimes, les victimes elles mêmes, pourraient lire ces chroniques. Carrère semble sans cesse s’en soucier dans l’écriture, sans vraiment le dire directement. en gardant une posture de journaliste. Il tente de dire cet « au-delà ».

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    1. Effectivement, cette décision est toute récente. Elle est liée à la notion de « scène unique de crime » que Carrère explique à la fin de ses chroniques parce qu’elle est liée aux verdicts prononcés par la cour.

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    1. C’est la première partie surtout qui est très sensible, forcément ! Et pourtant, Carrère prend beaucoup de précautions dans son écriture pour rendre compte des témoignages des victimes.

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