Canoës, Maylis de Kérangal

microphone-enregistrement-chantDe superbes récits mettent en valeur les enjeux de la voix humaine, ses traces, son rôle dans notre perception de l’autre. ce peut être par la sonorité, le tempo, la fréquence, la résonnance, les vibrations laissées comme des traces, dans une rencontre, un enregistrement, un bruit de fond. La voix matérielle, l’organe, aussi, l’univers de l’auteure étant toujours aussi ancré  dans la matérialité.

Ainsi,  un cabinet de dentiste devient cabinet de curiosités sous le regard d’une patiente dont la mandibule souffre d’occlusion, alors que sa dentiste s’enthousiaste pour la découverte d’une mâchoire préhistorique … Une autre retrouve son amie en pointillé car sa tessiture a changé, cette voix nouvelle ne lui parle plus aussi justement de leurs souvenirs, des cris, lors d’une soirée où une adolescente fête la nuit du bac, résonnent comme une libération, un défi, un autre soi à trouver, une nuit d’enregistrement éreintante produit l’apparition du corbeau d’Edgar Poe …

Sept récits plutôt courts encadre une autre nouvelle, plus longue, Mustang, dont l’action se déroule à Golden, Colorado, une ville rectiligne, où les angles se coupent à angles droits, où les maisons sont distribuées comme des légos bien rangés, alors que tout autour s’étendent les prairies envahies par le trop plein des échangeurs autoroutiers. Une femme y a rejoint son mari, avec son fils, et elle reste seule figée au bord de l’adaptation,  tentant d’arpenter l’espace à sa façon de citadine parisienne, se frottant et se limant aux parois de verre de l’étrangeté américaine, le vide du préfabriqué qui résonne à côté d’une nature immense et des traces amérindiennes que l’on entend à peine. L’onde de choc finale remettra le monde à l’envers et en accord, comme il se doit.

Il y a celle qui m’a le plus touchée, L’oiseau léger où la voix enregistrée sur un répondeur de Rose, décédée depuis quatre ans, est finalement libérée par ceux qui l’aime, du poids qu’elle leur fait porter. Transmuée sur deux téléphones portables, elle peut rejoindre leur intimité.

Il y a le son, l’espace, le corps dans cet espace fictionnel toujours très concret, sans affect, sans démonstration, fait de mots précieux, de ce style que l’on dit « apprêté », que je trouve personnellement ciselé, un monde quasi minéral, construit sur de longues vagues rythmées de lexique technique, chaque virgule à sa juste place, dans le rythme. Le tempo est maitrisé, le « je » singulier de chaque nouvelle, calibré et fragile, écho d’une singularité. L’auteure donne à chaque personnage sa signature vocale et ce ne sont pas les voix graves qui dominent mais celles, plus aigues, des femmes dont la mue incarnerait la montée en puissance du féminin qui s’approcherait des lieux de pouvoir … C’est du moins la théorie de l’auteure …

Une autre participation à Mai en nouvelles

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24 commentaires sur “Canoës, Maylis de Kérangal

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    1. Oui, elles sont plutôt originales, mais la thématique de la voix n’est pas leur seul intérêt, je trouve que certaines touchent vraiment d’autres problématiques, plus larges : l’exil, les rites de passage, le rapport du corps à l’espace …

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    1. Moi aussi j’adore cette écriture singulière, qui est souvent critiquée pour son « maniérisme », mais moi, je me laisse complétement embarquée par son rythme … Les nouvelles partent souvent d’un détail, et prennent vraiment corps par la suite. C’est effectivement passionnant.

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    1. C’est vrai qu’elle est aussi passionnante à entendre ! Il m’est arrivé d’avoir cette chance quand le festival de Saint Malo l’avait invitée, il y a quelques années. Elle avait cette même précision dans le lexique qu’à l’écrit !

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    1. J’aime aussi ses romans, il n’y a que Réparer les vivants que je ne peux pas lire, à cause du thème. En textes courts , il y a aussi Pierre feuille ciseaux, que j’avais beaucoup aimé, une sorte d’essai romancé sur la problématique de l’espace urbain.

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    1. Une parfaite porte d’entrée, ces nouvelles sont tout à fait à la hauteur de ses romans, même si certaines m’ont moins touchée que d’autres, l’ensemble se tient, des liens se font entre les personnages.

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    1. Je ne suis pas une inconditionnelle de nouvelles, mais l’intérêt de celles ci est d’abord de retrouver l’univers de Maylis de Kérangal et ensuite, comme il y a un fil conducteur, la trame permet de passer d’un récit à l’autre, sans trop changer d’univers.

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    1. J’avais bien aimé Corniche Kennedy qui met en scène des adolescents et leur univers urbain et très solaire. Mon fils a étudié Réparer les vivants et il a beaucoup aimé aussi. Moi, j’aime bien à peu près tout ce qu’elle écrit, le dynamisme de ses histoires comme dans Naissance d’un pont ou Un monde à portée de main.

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