Le silence, Dennis Lehane

busing-21974, South Boston, dit Southie, est un quartier blanc, pauvre, irlandais, mais blanc, avec des codes et des traditions. La bande des Butler est la garante de l’ordre et du respect, c’est un quartier dont on ne sort pas parce qu’on y est chez soi, et que « c’est comme cela » et « qu’on ne peut rien y faire » et que c’est toujours mieux d’être fier de ce que l’on a, même si on n’a pas grand chose d’autre que la rancœur et la colère à transmettre. Mary Pat Fenessy fait partie de cette communauté, en apparence soudée, elle partage les valeurs des siens dont le crédo  » Ils ne sont pas comme nous », fait qu’on se serre les coudes à l’intérieur de la frontière qu' »ils » n’ont pas intérêt à franchir. On ne les connait pas, mais on sait. Mary Pat le sait, même si parfois quelques doutes effleurent la surface de sa conscience. Mais elle s’est construite ainsi, sur la haine et la colère, pas seulement contre les « négres » d’ailleurs. Cette colère contre soi, la haine de n’avoir pas réussi à offrir autre chose à ses enfants, Noël et Jules, est son moteur. Si bien que son deuxième mari a fini par la quitter, sans qu’elle comprenne vraiment pourquoi. Sa norme, c’est le quartier, l’immeuble minable, entouré des autres immeubles minables … De cet entre soi ravageur, Mary Pat suit les règles et puisqu’on le lui demande, elle cloue les slogans racistes sur les manches de bois. Une manifestation va avoir lieu et tout le quartier s’y prépare. Il s’agit d’empêcher le bussing, décrété par les gens de la haute, des juges qui ne connaissent rien à leurs traditions et qui ont décrété de mettre fin à la ségrégation, selon la volonté de Robert Kennedy. Des élèves blancs iront dans des écoles de noirs et des noirs vont pénétrer dans les écoles du quartier blanc et irlandais, aussi minables d’ailleurs que les leurs, aussi ravagées de pauvreté.

Mary Pat est aide soignante, et raciste par tradition et conviction. Elle aime bien pourtant discuter à la pause avec Dreamy, une femme noire, mais gentille et propre sur elle. Ce qui n’empêche pas qu’elle ne connait pas son vrai nom, ni celui de son fils, dont la mort fait la Une des journaux. Augie était un jeune noir dont la voiture est tombée en panne dans le quartier blanc, il a été retrouvé mort sur le quai du métro, du côté blanc, pas très loin du parc où Jules, la fille de Mary Pat, a été vue pour la dernière fois, avec sa meilleure amie, Brenda, son soi disant petit ami, Drum, aussi stupide qu’un jeune blanc raciste peut l’être, en pire. Même Mary Pat le méprise. Et un dealer, connu de tout le quartier, qui fut le meilleur ami de son fils et son fournisseur de poudre brune, jusqu’à la mort de Noël d’une overdose, tombé dans le terrain vague au bas de l’immeuble … Dreamy avait d’ailleurs adressé à Mary Pat une poignante lettres de condoléances et de consolation, mais elle l’a oubliée. C’est une mère noire qui a perdu son fils, et Mary Pat cherche sa fille, disparue la même nuit. De toutes ses défaites, Jules était sa seule victoire, sa croisade, son étendard, même lorsque la vérité de Jules la fera vaciller.

Dans l’ébullition de l’été 74, elle livre sa bataille, retrouver sa fille, puisque ni la police ni la bande de Marty Butler, censée protéger le quartier, ne sont à la hauteur de sa colère, de sa rage, de son désespoir. Elle se cogne à la réalité comme un punching ball, lance des coups à l’aveugle, dans tous les sens, sans autre stratégie au départ que de secouer les branches du silence. C’est petit à petit qu’elles vont se révéler bien pourries et corrompues, que la communauté devient un piège, qu’en en transgressant les règles, elle devient paria et la véritable figure de sa fille la fait vaciller, réalisant que le racisme en héritage ordinaire relève aussi de sa propre transmission. L’entre soi est un mensonge, la haine est orchestrée par les siens en un  paravent plus mafieux qu’idéologique.

Au côté de la tornade Mary Pat, Bobby, un inspecteur qui a viré vers la bienveillance et le pardon à soi même, tente de jouer les pompiers, mais elle brûle toutes ses arrières, jusqu’au final, sans rédemption.

Alors, le moins que l’on puisse dire est que c’est un sacré roman qui n’hésite pas à rentrer dans la dense complexité des mécanismes d’un mensonge collectif, assumé et identitaire, qui a construit les murs, les alimente encore et toujours : « Ils ne sont pas comme nous » …

La problématique raciale se doublant d’une logique urbaine, ce titre, me semble-t-il,  peut participer aux lectures communes de « Sous les pavés, les pages », de même qu’au challenge polars et thrillers

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15 commentaires sur “Le silence, Dennis Lehane

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  1. Le roman est vraiment bien décrit , et je trouve que rentrer dans la peau d’une femme raciste c’est très intéressant . Je me demande souvent ce que ces gens ont dans la tête pour crier ainsi la haine de l’autre.

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    1. Le personnage de Mary Pat porte le roman, sa force brute et ses failles permettent de voir combien il est complexe de sortir de ses représentations sociales. Elle a été façonnée par son appartenance au quartier, qui représente une force communautaire à laquelle il est complexe d’échapper. Nul manichéisme dans ce roman, et c’est ce que j’ai vraiment apprécié.

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  2. C’est costaud comme histoire et comme contexte et ça a l’air bien fait. Je crois que j’en ai un de l’auteur dans ma PAL, il faut que je vérifie le titre.

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  3. Je confirme, c’est costaud ! D’autant plus, que l’auteur ne permet pas au personnage de Mary Pat d’être empathique, elle trace sa route sans vraiment comprendre en quoi sa communauté a façonné sa vision du monde. Elle s’en écarte, doute, mais « l’autre » lui reste étranger.
    De cet auteur, j’avais beaucoup aimé Mystic River, un polar plus classique dans mon souvenir ( mais cela date … )

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    1. J’ai eu pas mal d’années sans grande envie de retourner vers cet auteur non plus, va savoir pourquoi … Shutter Island m’avait un peu déçue, je crois …
      Ce roman, par contre, je le trouve vraiment très fort. Il y a le sujet, bien sûr, la ségrégation, mais vu de l’intérieur d’une communauté. Ton quartier définit ton identité ( et ce que tu peux faire, ou pas … )

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  4. Je l’ai précieusement noté celui-là, car il me semble que l’auteur y renoue avec ce que j’aimais tellement dans ses premiers romans, cette capacité à interroger nos dérives et notre violence sans jamais tomber dans le jugement. Après avoir été déçue par les titres écrits après sa série Kenzie-Gennaro, beaucoup moins denses et complexes que les précédents, je l’ai délaissé..

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    1. Tout à fait, c’est à nouveau du Lehane tel que dans ses premiers romans. La violence sociale, plutôt que la violence tout court, et celle de Mary Pat, plus intime, lorsqu’elle interroge le carcan du quartier, ce que cela induit d’y vivre et de s’y cloisonner.

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  5. Tout comme Kathel, mais si j’avais adoré Shutter Island et apprécié Mystic River (avec quelques réserves toutefois), j’avais été franchement déçue par Prières pour la pluie, depuis je ne suis plus revenue vers Lehane. Ce roman-ci semble toutefois valoir le détour. Les thèmes me parlent en tout cas et j’ai bien envie de renouer avec Lehane.

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    1. Moi, c’est l’inverse, c’est Mystic River que j’avais adoré, et moins Shutter Island, mais peu importe, c’était du bon … Je ne sais plus lequel par la suite m’avait déçue (lectures d’avant blog !) mais pour ce titre, tu peux te laisser tenter, l’auteur y a construit un sacré personnage, (quelque excessif par moments.)

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  6. J’aime beaucoup Dennis Lehane. J’ai lu plusieurs de ses romans. Malheureusement, on ne peut pas tout lire et il faut bien faire des choix. Ce roman n’est pas encore disponible dans ma bibliothèque de quartier. Je vais donc attendre

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    1. Une attente qui en vaudra la peine ! En même temps, j’imagine que tu as de quoi voir venir … J’ai rangé hier ma pile des lectures en attente chez moi, 62 titres en tout, avec certains qui y sont depuis 5 ou 6 ans ! Cela ne m’a pas empêché de faire deux réservations à la bibliothèque … Pfouufff

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