Aux printemps des monstres, Philippe Jaenada

téléchargement1964 est l’année de la disparition de Luc Taron, 11 ans, chaussettes rouges, culotte courte, polo bleu roi, et surtout pas bleu marine, la nuance du détail est un des plaisirs tatillons dont se nourrit le récit et notre plaisir s’en décuple … 1964 est aussi l’année de naissance de l’auteur et le jour de son premier jour sur cette terre, Luc vient de mourir assassiné dans une forêt, au pied d’un arbre, d’où le récit commence. (1964 est aussi mon année de naissance et ma foi, je serais assez reconnaissante à l’auteur, si, dans son prochain livre, il pouvait signaler cette coïncidence, dont il est si friand, d’une lectrice née la même année que son auteur ! )

En cette année de la fin des trente glorieuses, qui peut paraître, très objectivement parlant, finalement assez proche quand on y est né, recontextualisée dans une fiction, semble à des années lumières : l’OAS s’affaire toujours dans les zones d’ombre, la deuxième guerre mondiale et ses relents d’antisémitisme  et de collaboration aussi, même si la cloche est mise dessus. C’est ce terreau que fait ressurgir Jaenada en explorant les sales secrets de ceux qui ont joué un rôle dans la disparition du petit garçon.

La première partie du récit explicite la version officielle, celle qui conduit à la condamnation de « l’étrangleur XXX » selon sa signature, reprise par la presse, le corbeau qui revendique dès le départ l’assassinat, Lucien Léger. Luc Taron est rentré chez lui, 18 rue de Naples, après l’école, il courrait. Il a fait son devoir, la conjugaison du verbe rire, a volé 20 francs à sa mère et il est sorti en cachette. A son retour, sa mère, Suzanne Taron, le gronde, il repart toujours en courant. Lucien le rencontre par hasard dans le métro vers onze heures, le promène dans sa voiture jusqu’au bois de banlieue, lui accorde une pause pipi et le tue. Il l’étouffe, en réalité, Luc n’est pas étranglé, c’est sûr et certain. Quelques jours plus tard, Lucien commence à inonder les médias et la police des revendications insolentes et insultantes de son crime. Il est l’étrangleur, cynique, cruel, il insulte les parents de la victime, traitant le père, Yves Taron, de « sale type ». Dans le récit de Jaenada, les personnages s’incarnent par la minutie drolatique avec laquelle l’auteur donne chair et sens aux détails, le promeneur matinal qui découvre le corps, les témoins qui parlent d’un homme en costume bleu, les premières constatations des gendarmes, le bleu qui devient marine … Puis la mère, Suzanne, celle qui attend son fils, habitué des fugues, un garçon un peu sauvage, qui n’aurait jamais suivi un inconnu mais aussi le père, Yves, dont on se demande bien ce qu’il fiche avant d’aller signaler la disparition de Luc aux autorités. Jaenada tricote sa deuxième partie dans les failles, alors que pourtant, tout semble plié. L’étrangleur joue son rôle de coupable parfait, se désigne comme le monstre que tout le monde recherche. Par ailleurs,  je m’inquiète un peu pour Jaenada qui affronte une hospitalisation dentaire aussi armé qu’un ours en peluche, je me demande aussi où est passé Anne Marie ( sa femme) et les longues parenthèses réduites aussi à de courtes ponctuations ironiques … Bref, je me régale !

Contrairement aux romans « faits divers » précédents ( Sulak, La petite femelle, La serpe), le propos n’est pas la réhabilitation du coupable, ce Lucien Léger qui ment tellement bien et longtemps qu’il fut condamné pour le meurtre de Luc, mais le processus qui a fait que personne n’entendra que les mensonges sonnaient faux et fera de cet homme, ambigu, ambivalent, insaisissable, le prisonnier qui détient le record de la plus longue captivité, 41 ans en prison, et qui survivra peu de temps à sa sortie. Les « vrais monstres », le fonctionnement judiciaire, la médiatisation redondante qui finit par noyer les pistes, les avocats dont l’égocentrisme guide la stratégie, on n’écoute pas vraiment Lucien mais d’autres sales types sont laissés dans l’ombre d’où les débusque l’auteur, armé de son sac matelot, marathonien éclopé de la consultation des archives ( éclopé parce qu’en plus des soucis dentaires, notre Philou connaît d’autres déboires physiologiques, mineurs, mais quand on connait l’auteur le mineur, c’est son affaire …)

Alors, il cherche justement, non seulement du côté des vrais salauds, comme le père de Luc, le milieu véreux où Lucien a pataugé au côté d’ignobles charognards, comme le mystérieux Salce, qui fleure l’ordure. Il trace des cercles concentriques, s’éloigne du sordide du fait divers, trifouille les incohérences avec une infinie tendresse pour les faibles, comme la femme de Lucien, Solange, et tous ceux qui détiennent un bout de l’humanité complexe de Lucien. Malgré la constante autodérision, une nostalgie se dévoile, reliant les traces du passé à un présent de l’écriture qui les traque. Modiano et sa quête font quelques apparitions, comme un entre deux mondes, entre fiction et romanesque, la même quête d’une réalité fuyante, pour les brumes d’un Paris arpenté, habité par de petits hôtels, des chambres sordides, noyées aujourd’hui sous le clinquant des façades.

Un beau livre, pour une vérité à jamais disparue.

Une participation au pavé de l’été

PAVE 1

30 commentaires sur “Aux printemps des monstres, Philippe Jaenada

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  1. Je n’ai pas encore découvert cet auteur mais j’ai dans ma PAL La petite femelle et je commencerai par celui-ci. Par contre j’ai écouté plusieurs interviews de lui et il passionnant quand il raconte la génèse et le pourquoi de ces oeuvres c’est ce qui m’a fait acheté La petite femelle 🙂

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    1. J’ai un énorme faible pour la petite femelle, et d’ailleurs, l’auteur aussi, il y a des podcasts où il parle avec tellement d’implication de Pauline qu’on ne peut qu’être profondément en empathie avec son personnage. Tu verras, c’est du grand bouquin ! C’est à partir de ce titre que je suis devenue acro !

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  2. Je n’ai pas encore lu l’auteur, mais je crois que je lirai plutôt d’abord ses premiers romans qui ont enchanté la blogosphère. En 1964, j’avais 17 ans, alors je me souviens de Lucien Léger bien sûr, mais sans plus. C’est une histoire que je croyais réglée, visiblement c’est loin d’être le cas.

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    1. Je connais moins les premiers romans, essentiellement autobiographiques (mais très drôles pour celui que j’ai lu, La plage de manacota ). J’avais d’ailleurs abandonné la lecture du Chameau sauvage qu’on m’avait offert à sa sortie … J’en suis encore pantoise …
      Je n’avais jamais entendu parler de ce fait divers, que Jaenada ne règle pas vraiment, mais par contre, il règle le compte de certaines ignobles bassesses !

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    1. Je trépignais devant la librairie dès le 17 aout ! Je me suis ruée dessus, t’aurais dit un ours qui a trouvé du miel … Et ensuite, j’ai tout avalé, très goulument. C’est encore un coup de coeur, oui, je suis certaine que tu vas aimé aussi. Et merci pour le lien, je vais écouter l’émission tranquillou maintenant que je suis rassasiée.

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    1. J’ai tout plaqué pour le lire ( j’étais en vacances, faut dire … donc pas trop difficile de refuser de faire autre chose que de lire, tête baissée dans les pages. Mon homme, connaissant mon addiction, m’a nourrie de quelques assiettes entre deux chapitres … )
      Alors, oui, il vaut mieux attendre un moment creux pour se lancer.

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      1. Quel homme attentionné. C’est beau de tout plaqué pour lire un livre-auteur attendu. J’ai fait pareil avec Olive, enfin. Mais comme j’ai une invitée à m’occuper et que je suis polie, tout de même, ça complique les choses!

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  3. Sulak est aussi très bien, même si l’aspect enquête est moins présent, l’analyse du parcours du « héros » est là encore passionnante et fait resurgir toute une époque, avec beaucoup de prégnance. Dans mon souvenir, il est un peu moins long que les suivants, donc plus facile à caser que les 700 pages de celui-ci.

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  4. Bonjour !
    Quand j’ai vu que votre nouvel article était consacré à « Aux Printemps des monstres », j’ai, intérieurement poussé un « YESSSS !! » de joie…!! Vraiment ! Parce que je suis en train de le lire, que je suis une admiratrice de cet auteur pour qui je ressens une quasi vénération, pour son travail d’écrivain, pour sa virtuosité à nous présenter SON sujet, avec, à chaque fois, une passion du détail, une passion pour le « criminel », et sa détermination à démontrer que LA vérité n’est pas forcément là où l’on croit ! Et sans oublier, son énorme travail de recherches d’archives, des lieux, des personnages, son respect de l’anonymat des protagonistes possiblement encore vivants aujourd’hui…
    J’ai découvert cet auteur, qui comme moi, est de parents Pieds-Noirs (ce qui, déjà, rapproche ! Et puis, je suis née en 65….. Voilà que je me mets à mettre des parenthèses et à raconter ma vie moi aussi….mais je n’irai guère plus loin, je tiens à vous préserver…). Bref ! En écoutant Laurent Ruquier qui parlait du téléfilm « La petite femelle » et qui m’apprit que celui-ci était tiré du livre éponyme, j’ai foncé vers ma liseuse pour le télécharger illico, et là, l’extase du lecteur m’attendait ! Alors, même si je n’ai pas lu toute son œuvre, je dirais qu’à ce jour, c’est mon livre préféré (de lui) tant il y a de tendresse envers Pauline Dubuisson, tant on devient nous-même amoureux d’elle, tant on a d’empathie pour sa si triste et terrible histoire, tant on comprend, malgré tout, son parcours…
    En découvrant quasiment à la même période ce blog littéraire, j’ai découvert une sorte de sœur spirituelle de Philippe Jaenada, mais la sœur « introvertie » (puisqu’Anglaise ?) : Kate Summerscale, et ce, grâce à votre article sur « Un singulier garçon ». Depuis, je me régale tant avec l’un qu’avec l’autre.
    Alors merci de partager avec nous vos plaisirs de lectrice, merci pour votre talent à nous les présenter, merci pour tous les commentaires dont je me sens tellement proche. Merci à tous ces écrivains sans qui, ma vie aurait beaucoup moins de piquant, de saveur, d’intérêt.

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  5. Tu m’as fait rire avec ton « quand on connait l’auteur le mineur, c’est son affaire … », c’est tellement ça !
    Dans sa veine faits divers, j’ai lu La petite femelle, que j’ai aimé mais déjà trouvé un petit peu trop copieux pour moi (je viens de relire mon billet qui me rappelle que, lassée par la surabondance de détails, j’avais fait 2 mois de pause en cours de lecture !), donc je ne me suis pas précipitée sur les autres.

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  6. J’ai un peu de mal avec Jaenada, et oui je le dis, quitte à me faire détester par les trois quarts de la blogosphère… je n’ai pas réussi à dépasser les 50 premières pages de La serpe… et comme il écrit des pavés, je n’ai que très peu envie d’essayer à nouveau…

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  7. Je ne suis pas tentée – j’ai entendu parler de Lucien Léger parce que oui il était le plus ancien détenu. Pas pour moi, mais oui j’occupe le Caribou, elle lit Olive le soir et c’est déjà bien LOL

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  8. Me revoilou. L’usager a rendu le bouquin à temps (merci à lui!) et pour moi en une semaine c’était plié!!! Argh j’aime trop le philou. Heureusement il me reste Sulak pour les années de disette qui s’approchent…

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    1. Il y a des usagers que l’on pourrait même embrasser maintenant ! Et Philou aussi d’ailleurs … Et c’est sûr, il va falloir attendre pas mal de temps avant le prochain, à moins qu’il ne change de méthode ? J’ai lu tous les romans enquête, mais me reste quelques titres de l’inspiration autobiographique à découvrir, heureusement.

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